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Text File  |  1994-12-25  |  28.9 KB  |  100 lines  |  [TEXT/R*ch]

  1.                             Dimitris Hadzis
  2.  
  3.                 PETIT COMMENTAIRE SUR IPHIGÉNIE À AULIS
  4.                                             de l’incroyance à la foi
  5.  
  6.  
  7.                                         Au camarade Nicos Goulandris
  8.  
  9.                                 I
  10.  
  11.     L’Iphigénie à Aulis est le dernier drame d’Euripide. Lui que les chiens ont mangé — il ne l’avait pas volé: un pareil mécréant, pervers, misanthrope. Il l’a écrit sur ses vieux jours, proche de sa fin. Abandonné, seul désormais, banni ou exilé volontaire, quelque part loin dans le nord, chez les barbares. C’est de là qu’il regarde sa patrie prestigieuse, lui, un vrai rejeton d’Athènes: il la voit qui rapetisse maintenant, en proie à la décadence. Tout rapetisse avec le temps.
  12.     Son désespoir, son amertume, sa fameuse méchanceté se déversent maintenant dans cette tragédie, sans espoir aucun pour personne, sans consolation ni apaisement. Tout cela s’effiloche, rapetisse, avec le temps. L’amertume seule grandit — elle seule.
  13.     Il détourne son regard fatigué, et, au-delà d’Athènes, il scrute, maintenant, le miracle grec. Le miracle … il a bien rapetissé lui aussi.
  14.     Et eux, les dieux des Grecs? Les Olympiens, les bienheureux? Des êtres versatiles et écervelés. Ils jouent avec la faiblesse humaine, ils s’amusent des souffrances et des actions des hommes. En quoi a-t-elle bien pu les offenser, Iphigénie, pour qu’ils veuillent aujourd’hui sa mort? Ce n’est pas la mort de Prométhée qui s’était dressé contre leur pouvoir — c'est une mort injuste, injustifiable, complètement absurde. Jamais Euripide n’a eu grande confiance en eux. Mais maintenant, ces dieux, il les rejette, il les renie. C’est sur ce reniement qu’il va bâtir sa tragédie.
  15.     Il laisse filer son regard en arrière, sur les Grecs du grand mythe. Eux aussi, maintenant, rapetissent.
  16.     Agamemnon. Le chef de guerre, le premier d’entre eux. Cette vieille peau. Il ne croit à rien. Il a juste peur. Il a peur de Calchas, il a peur de son frère, et par-dessus tout il a peur de la foule. On lui réclame le sacrifice. Il écrit alors à Iphigénie de venir le rejoindre au camp, sous prétexte de lui faire épouser Achille. Et ce vieux malin, en vrai Grec, lui envoie le second message, en sous-main, pour qu’elle ne vienne pas. Si elle vient, il est quitte envers son enfant, ce n’est pas lui qui l’a sacrifiée: ce sont les dieux qui l’ont voulu. Si le deuxième message lui parvient, il est encore quitte, envers les dieux et envers les hommes, car ce n’est pas sa faute à lui si elle n’est pas venue.
  17.     Ménélas, son frère, l'autre Atride. Il l’espionne sans relâche. Il intercepte son deuxième message, il le tient à sa merci. Il le menace d’aller le lire devant toute l’armée. L’ordure! Il n’a ni souci des dieux, ni pitié de l’enfant qu’on sacrifie, et de la foule, il n’en fait pas grand cas, lui. Il n’a peur que d’Ulysse! Restons les chefs, c’est tout ce qui compte. Pourquoi hésites-tu? lui dit-il. Tout le monde en fait autant pour rester aux commandes.
  18.     Ulysse, le renard, de la graine de Sisyphe. Il s’agite encore. Il soulève la populace — toujours avec la populace, celui-là. Rusé, ambitieux, prêt à tout. Il a senti que les Atrides, un moment, ont faibli. Ils ne sacrifient pas la fille? il leur souffle le commandement. Ils la sacrifient? jamais ils n’échapperont à Clytemnestre.
  19.     Achille ensuite. Le héros des héros, le brillant époux. Un petit merdeux, un salaud — dommage qu’Euripide, à l’époque, n’ait pas connu ces mots-là: il aurait trouvé qu’ils lui allaient bien. Il n’a pas besoin de se rappeler ses simagrées de fille à Skyros. Il lui suffit de le voir ici: il jure d’être là, caché près de l’autel, pour s’élancer au dernier moment et sauver l’innocente créature — il promettrait n’importe quoi, ce bravache. Au dernier moment, il file: un lâche, un moins que rien, un minable, terrorisé lui aussi par la foule en furie. J’ai bien failli, dit-il, me faire lapider moi aussi. — Et tes Myrmidons? qu’est-ce que tu en fais? — Ils auraient été les premiers à me mettre en pièces. Et le voilà libéré, tout content, au moment où elle lui dit qu’elle n’a pas besoin de lui, cela fait son affaire à merveille — il n’attendait que ce mot d’elle depuis le début.
  20.     Il lui semble petit maintenant, ce monde des grands meneurs d’hommes, des héros de légende. Aucune exception. Il leur arrive, à l’occasion, d’avoir d’autres sentiments. La pitié, l’humanité et la compréhension surgissent en eux à un moment donné — cette “mobilité de l’élément psychique” dont Lesky décèle l’existence dans cette pièce. Mais pour retomber aussitôt. Velléités d’êtres lâches et bas, incapables d’honorer pareils sentiments. Ils savent eux aussi que ces sentiments existent, ils les éprouvent un peu, ils en parlent, mais les mettre en pratique, jamais ils ne joueront cette partie-là. Les gens sont incapables d’honorer leurs bons sentiments. Le genre humain est misérable. Il a déjà dit cela ailleurs, il le redit encore ici.
  21.     Il ne s’agit donc pas seulement d’eux, les meneurs d’hommes, les grands. Voyons plus loin, un peu au-delà. La grande armée des Achéens, rassemblée là-bas — apas Achaion syllogos stratevmatos (*) — prête pour la grande expédition, pour la juste guerre. Horde avide au pillage. Stupide populace, proie de la bêtise et de la superstition — À mort, Iphigénie! — jouet de la ruse d’Ulysse, asservie à la gloire de ses rois. La populace.
  22.     Et ces femelles de Chalcis… Elles ont quitté leurs lavoirs et leurs fourneaux et elles sont descendues, troupeau d’oies, pour regarder l’armée des Grecs. Jacasseries sans queue ni tête. Des oies. Elles se pâment à la vue des grands bateaux qui vont appareiller pour prendre Troie et ramener aussi Hélène, et un frisson les saisit — un frisson différent —, quand, au milieu de tant de beaux mâles, elles songent à la faute d’Hélène…— mnimin sozomai stratevmatos (**).
  23.     Tel sera le cadre de la pièce. Et celui qui a osé l’écrire avait sûrement atteint le comble du désespoir. Vue de là, la vie des hommes, en bas, paraît minable. D’un bout à l’autre.
  24.  
  25.  
  26.  
  27.     Elle.
  28.     Sans protection, sans défense au milieu de ces fauves. Ce n’est pas Antigone qui s’insurge contre une autorité et le paie de sa vie — mort juste ou injuste; ce n’est pas Clytemnestre, Électre, Phèdre, Médée, Agavé, Néoptolème, qui tueront, — et qui seront tués à cause de la vie qu’ils se sont faite, une vie en définitive taillée à la mesure de leurs sentiments, à la mesure de leurs possibilités. Elle, c’est la victime. Victime seulement et rien d’autre. L’innocence immolée, o amnos toy Theou l’ “agneau de Dieu” comme on dira plus tard.
  29.     Candide, insouciante, ingénue, immature, centrée sur son petit être et étrangère à tout le reste — de la vie et de la mort, du bonheur des autres, de leur malheur, elle n’est pas responsable — elle se fait belle pour ses noces à elle. Pour se donner à lui, avec son jeune corps nubile — sa pensée ne va pas au-delà, elle n’a pas à y aller. Elle se fait belle.
  30.     Et voilà que le rideau se déchire. Elle voit. Ce n’est pas pour les noces qu’elle se fait belle. Son père baisse les yeux, Achille s’esquive, dehors la foule crie, Calchas prépare les instruments de son supplice. Il n’y a personne à ses côtés. Une mère seulement — celle d’avant la faute — impuissante, sans force (c’est ainsi depuis que le monde est monde) pour protéger le fruit de ses entrailles qu’on entraîne pour l’égorger.
  31.     Elle supplie. Vaines supplications. Personne, jamais, n’entend les supplications de personne, les hommes ne savent entendre que les ordres. Voici le thrène. Oiseaux blessés, ses vers sublimes, ailes déployées, baignés de sang, tombent à terre. Vaine est notre lamentation à tous — misérable est le genre humain soumis à la nécessité — c’est là, dans ce thrène, qu’il le dit.
  32.     L’heure approche. Ils la font sortir. Vers l’autel, vers l’autel du sacrifice. Ils la prennent. Ils l’ont prise. Ils avancent. Point de salut. Euripide l’a toujours su — maintenant qu’elle approche de sa fin, elle aussi peut le voir. Maintenant seulement — à ce moment-là — elle et chacun de nous.
  33.     Quelque chose, alors, se passe dans son âme virginale. Le cortège s’avance au milieu de la foule en délire — ils ont exigé le sacrifice, ils attendent maintenant le spectacle. Oui, quelque chose se passe en elle. Maintenant que s’est avérée la vanité du thrène, des supplications, et qu’il ne reste plus d’espoir. Eh bien oui, elle va mourir, elle va mourir cette mort inéluctable qu’ils veulent tellement. Mais c’est elle maintenant qui va mourir sa mort, de sa propre volonté. Pour que soufflent les vents propices. Que s’élancent les vaisseaux des Achéens. Qu’ils aillent à Troie et remportent la victoire, et qu’ils ramènent Hélène, aussi. Elle va mourir sa mort — en faire un acte de vie — de sa vie.
  34.     Alors elle va passer devant eux, devant ces héros pusillanimes, ces petits rois, ces devins au service de divinités forcenées, résolue à cette mort qu’elle décide maintenant de sa propre volonté, droite, la couronne nuptiale encore sur la tête, sans chant funèbre, sans vaines lamentations — ne me traînez pas par les cheveux à l’autel du sacrifice; je les relèverai moi-même, pour que tombe au bon endroit votre couteau…
  35.  
  36.  
  37.  
  38.     Depuis bien longtemps, on range cette tragédie parmi les plus belles réussites d’Euripide. En sortant comme elle le fait de ce cadre du refus, la figure positive d’Iphigénie le transcende et consacre la supériorité absolue de son acquiescement final: oui à l’expédition — à la vie des hommes, à leur destin.
  39.     Certains critiques et philologues font néanmoins une objection — celle que rencontre aussi le bon professeur qui va expliquer la pièce et à qui ses élèves objectent que le fameux “et alors quelque chose se passe dans sa jeune âme” ne leur semble pas suffisamment présent ni expliqué dans la pièce. Le sacrifice, ce sacrifice de soi que nous attendons et que nous exigeons d’autres personnages, comme un acte conséquent déterminé par toute leur vie antérieure, pareille résolution n’a rien d’une évidence dans le cas de la petite Iphigénie. Il y aurait besoin là d’une explication: comment elle en arrive là et pourquoi. Or il n’y a pas d’explication. Il manque un chaînon — que s’est-il passé dans son âme, et comment est-ce possible? Sans ce chaînon, ils considèrent comme arbitraire le soudain revirement, au dernier moment, du désespoir au sacrifice volontaire — et en quoi volontaire? ce sont les autres qui l’ont décidé.
  40.     C’est précisément à cause de son insuffisance sur ce point qu’ils ne rangent pas cette tragédie parmi les plus belles d’Euripide. Ils trouvent cette partie rapportée, comme étrangère, rajoutée, incompatible, à cause de ce dénouement facile, avec l’esprit négatif de l’œuvre. Dans son immense grandeur d’âme, Iphigénie, qui se fait égorger par les autres, s’en arrange à merveille, — arrangeant aussi du même coup ceux qui l’égorgent.
  41.     Ils en arrivent ainsi à croire que seul le début, jusqu’au thrène d’Iphigénie, la partie négative seule est authentiquement d’Euripide. C’est un homonyme, neveu ou fils, qui, la retrouvant à moitié achevée, l’a complétée, c’est lui qui y a introduit les grands discours avec leur patriotisme pompeux, pour raffermir un peu les citoyens d’une Athènes qui coulait à pic. Toute cette partie de l’acquiescement, du sacrifice volontaire, ils trouvent qu’elle ne cadre pas avec Euripide, qu’elle ne cadre pas avec son désespoir et son refus.
  42.     Moi? Ce que j’en pense moi n’a assurément aucune importance — mais je ne saurais partager leur avis. J’ai toujours pensé qu’il y a, chez Euripide, un acquiescement final au-delà du refus, émergeant du refus, — et ce malgré le crime, la folie, la déchéance de l’homme. À l’époque où j’écrivais cette ébauche, je ne pouvais pas encore déterminer précisément ce qu’était cet acquiescement — dans son œuvre en général et dans cette tragédie.
  43.  
  44.                                 II
  45.  
  46.     Derniers jours de décembre 44. Nos chefs avaient donné l’ordre d’évacuer Athènes — avec femmes et enfants, nous avaient-ils dit. Personne à l’époque ne savait pourquoi; aujourd’hui encore, personne n’en sait rien. C’était la suite, la conséquence, le couronnement d’une série d’aberrations sans fin. La résistance s’effondrait désormais en Grèce, dans un déluge de ruines, de désillusions, de sacrifices qui paraissaient inutiles, de pertes humaines, et nos grands rêves qui s’évanouissaient. Tout rapetissait, reprenant dimension humaine, sur fond de défaite.
  47.     Nous l’avons donc évacuée, Athènes, nous avons tous pris le chemin du nord.
  48.     Tout à fait par hasard nous nous sommes trouvés à marcher ensemble vers Thèbes, nous frayant un chemin à travers cette foule qui refluait, reculait, ignorant où elle allait, débandée, confuse, pitoyable, armée, désarmée pêle-mêle. Image de débâcle. De temps en temps passait un avion anglais. Au-dessus de la foule, tirant une rafale qui l’affolait. Elle s’écartait alors de la grand route qu’elle suivait, s’éparpillait sur les pentes voisines et sur les sentiers. Image du troupeau harcelé.
  49.     Il était un peu plus jeune que moi. Un beau gars bien bâti, originaire de la région de Karpénissi. Nous n’avions aucune raison de faire route ensemble — nous n’avons même jamais été amis. Nous nous étions trouvés à faire route ensemble, et nous marchions. Nous nous étions rencontrés un jour à Elsiani — j’allais à l’état-major, lui, agent de liaison ou quelque chose de ce genre, descendait avec un convoi. Comme le jour baissait et qu’il devait changer de mulets, il était resté lui aussi dans le village jusqu’au lendemain. On nous a fait coucher dans la même maison — les “gîtes” comme on disait alors. Nous avons mangé ensemble la miche des maquisards avec le fromage qu’on nous avait distribué; nos hôtes nous ont aussi offert un peu de petit lait. Il faisait froid, les autres étaient allés se coucher; nous, nous sommes restés tous les deux près de la cheminée — nous avions des cigarettes, nous n’avions pas encore envie de dormir. C’étaient des choses courantes à l’époque — comme ça des rencontres de hasard — sans grande importance — dans des lieux qui se ressemblaient toujours peu ou prou. Il ne m’avait pas fait une impression particulière, ce garçon. Comment aurait-il pu en être autrement? J’en avais déjà vu beaucoup comme lui. Des gars de la montagne, le maquis ne les dépaysait pas — caillasse, marches, mulets, pain de soldat, petit lait, fusil à l’épaule ou pistolet à la ceinture, ils restaient dans leur monde, tel qu’ils le connaissaient — une vie qui leur allait. Il m’apparaissait lui aussi simple, pur, sans détour, ni plus ni moins que les autres. La recrue type du maquis de la montagne. Il est sorti un instant et a rapporté du bois pour notre feu, nous nous sommes remis à parler. Sur ces sujets, toujours les mêmes, qu’on abordait à l’époque. Sauver la Grèce, changer le monde, il n’y aurait sûrement pas pensé tout seul, dans son village. Mais puisque nous en parlions, nous, au Front(***), ça lui paraissait très bien. Donc il était avec nous, et espérons que ça se passerait ainsi. Lorsque nous aurions gagné, cependant, disait-il, il allait se trouver, pour son compte, devant un choix difficile, dans les grands changements qui allaient se produire. — Ils ne se produiront pas? — Évidemment ils vont se produire. Bon, mais alors il ne savait plus ce qu’il allait faire de sa vie. Il n’avait guère été à l’école, seulement la primaire. Retourner à l’école, ça ne lui disait rien, et, de toute façon, c’était un peu tard, vu son âge. Un métier? il n’en avait pas et il pensait qu’il n’était pas tellement fait pour ça. Pourquoi ne pas rester dans l’armée, en fin de compte — c’est bien une armée populaire qu’on va faire après la victoire, non? — Bien sûr que oui. Est-ce la peine de poser la question? Ça, il lui semblait que ça lui irait mieux. Possible, donc, l’armée. Mais au fond, ce qu’il aurait voulu, c’était rester dans son village. — Ça ne sera pas mieux, au village aussi, avec le socialisme qu’on va avoir? — Pas de doute. Va pour le village, donc, avec le socialisme qu’on va avoir. Là-dessus, nous nous sommes endormis.
  50.     Je l’ai revu ensuite plusieurs fois, le croisant toujours en coup de vent, tantôt ici, tantôt là, dans des cantonnements ou lors de déplacements. Nous nous sommes toujours salués avec toute la cordialité de vieux amis d’Elsiani, sans jamais reparler de ses préoccupations, ni des grandes phrases que nous faisions jadis sur la victoire certaine.
  51.     Nous voilà maintenant ensemble en route vers le nord, nous nous replions nous aussi, et nous ne parlons guère. À notre arrivée à Thèbes, moi j’avais un peu d’argent — cinq livres anglaises —, nous avons pu trouver à nous acheter du pain et un peu de fromage. Des cigarettes aussi. Nous avons tout mis dans sa musette, du coup nous sommes devenus des associés, compagnons de route pour tout le parcours. Nous avons convenu de partir sans attendre, d’aller plus loin, vers le nord. Tantôt avec un camion qui s’arrêtait et nous emmenait jusqu’à un point donné, tantôt à pied, nous y allions ensemble vers ce “nord”. Le gros de la troupe était resté à Thèbes: ils étaient recrus de fatigue, ils avaient épuisé les quelques vivres qu’ils avaient avec eux, ils avaient froid, ils juraient — et ils attendaient là les ordres, subtils!, qui ne venaient pas. Plus avant, la grand route était déserte, nous rencontrions seulement des petits groupes et ces rares camions dont personne ne savait à qui ils appartenaient, ni où ils allaient.
  52.     En marchant comme ça, nous pouvions maintenant parler. — Moi? J’allais à Trikala, j’allais encore à l’état-major. — Lui? C’est ce jour-là qu’il m’a raconté son histoire. Il était descendu avec un petit groupe à Athènes, pour apporter des pistolets, quelques caisses de grenades. Ils étaient entrés sans difficulté, ils avaient mené à bien leur travail, livré leur matériel, ils s’apprêtaient à s’en aller quand ils s’étaient trouvés en plein chaos — c’était le chaos, à Athènes. Et ils s’étaient dispersés eux aussi, ils avaient perdu le contact et n’avaient pu se retrouver. Demeuré complètement seul dans cette ville qu’il ne connaissait pas, il avait réussi finalement à se raccrocher à un groupe de l’Armée populaire(****). Pour ce qui est de se battre — en fait, il ne s’est jamais battu nulle part — eux non plus ne se battaient contre personne. Au moins il partageait le repas du groupe et — c’était là le plus important — il n’était plus tout à fait seul.
  53.     — Quand même, on n’a pas fait ce qu’il fallait, me dit-il à la fin.
  54.     — Non, lui ai-je dit moi aussi, on n’a pas fait ce qu’il fallait. 
  55.     — Non, non, professeur, sa voix avait quelque chose de plaintif. Alors, tu ne me trouves pas digne de parler de ça avec toi? Nous n’avons pas du tout fait ce qu’il fallait, pourquoi ne pas le dire? Pourquoi faire la guerre aux Anglais? Nous étions alliés, nous avions des accords. Et s’il fallait la faire, pourquoi on ne l’a pas faite? Ce n’était pas une guerre, ce qu’on a fait à Athènes — ou alors c’était une drôle de guerre. Et il en avait vu des choses, de ses yeux vu, à Athènes dans ces jours-là. Dans ce groupe auquel il s’était joint, la plupart étaient des mauvais garçons, ils ne ressemblaient pas à ceux de la montagne, c’étaient des truands. Les autres lui avaient paru très amers, eux non plus ne savaient plus où ils en étaient. Tous, bons et mauvais, juraient et râlaient sans arrêt contre les ordres qu’on leur donnait, aujourd’hui faire ceci, demain ne plus le faire. Ensuite on les oubliait pendant quelques jours, le temps qu’arrivent, toujours absurdes, les nouveaux ordres. Certains filaient, on perdait leur trace du jour au lendemain. Il en avait même vu d’autres qui se mettaient à voler. Ce n’était pas une armée, ça, ni une guerre, ni une révolution, ce n’était rien du tout. Il serait bien parti plus tôt, mais il ne savait pas par où passer, ni ce qu’il trouverait devant lui. Finalement, quand il avait entendu parler de l’ordre de repli, il ne leur avait rien dit, il les avait quittés sur le champ et était parti tout seul vers le nord, en suivant le flot. Seulement sortir de cette ville maudite. C’est là qu’il était tombé sur moi, il avait vu que je marchais seul — tu m’as semblé bien triste — et il avait été ravi de me rencontrer, enfin quelqu’un de proche — mais ne va pas, toi aussi, me dire les choses à moitié…
  56.     Son but? Réussir à atteindre Lamia. Il avait vaguement là-bas des parents, des amis. Il y resterait en attendant que les choses se tassent un peu — Makrakomi, Hypati, Karpénissi, et il reviendrait dans son village. Tant pis pour le socialisme.
  57.     — Ce n’était pas vrai, alors, tout ce que vous racontiez, non?
  58.     Je n’ai pas eu le temps de lui répondre. Nous avons aperçu un camion qui montait, nous nous sommes mis debout sur le talus où nous étions assis, nous nous sommes postés pour l’arrêter, des fois qu’il nous prendrait. Il ne s’est pas arrêté, nous avons repris notre route, à pied, sans revenir à ce qui le préoccupait.
  59.     Tard dans l’après-midi, nous sommes enfin arrivés à Livadia. Nous poussons un peu plus loin et nous apercevons une maison à moitié brûlée à l’entrée de la ville, «restons ici pour la nuit». Nous allons pour entrer — mais nous en trouvons d’autres qui s’étaient abrités là. Ils avaient allumé un grand feu sous l’avant-toit, ils brûlaient les débris calcinés du plancher, les volets, tout ce qu’ils trouvaient, ils étaient assis tout autour. Il n’y avait pas d’autre lumière à l’intérieur que celle du brasier et on ne voyait pas bien les visages. Quand nous sommes apparus dans l’embrasure de la porte, toutes les têtes se sont levées, se sont tournées vers nous, ils nous regardaient. Il n’y a pas de place — a dit une voix après un court instant. Tout le monde n’est pas forcé, après tout, de s’entasser dans cette maison, il y en a d’autres inhabitées plus loin — dit une deuxième voix. Et puis — nous ne pourrions pas nous aussi payer notre écot pour passer la nuit? — dit une troisième voix qui s’était élevée dans la pénombre. Sans tarder, depuis la porte où nous étions restés, nous avons conclu le marché, tout ce qu’il y a d’honnête: trois paquets de cigarettes — nous les avions —, nous avons dit d’accord et ils nous ont laissés entrer. Nous avons donné les cigarettes, ils nous ont fait de la place et nous nous sommes serrés à côté d’eux. La pluie nous avait surpris en terrain découvert, sa capote à lui, mon manteau râpé étaient trempés, nos jambes étaient raides de froid. Maintenant nos corps se réchauffent, ici nous nous reposons — trois paquets de cigarettes. Atmosphère de défaite, de retraite, de débandade — l’effondrement. Les hommes qui sont autour de nous, le visage dans la pénombre, parlent de rapines, racontent comment ils menacent les paysans pour leur prendre de quoi manger, ils marchandent entre eux et troquent leurs cigarettes contre des conserves. Quand ils en ont fini, ils sacrent et jurent: dire qu’on en est arrivés là, qu’on a été vaincus. À un moment, ils me demandent aussi quelque chose à moi — je ne dis rien. Il ne dit rien non plus, lui, il reste silencieux à côté de moi. Je le sens parfaitement: ici, cette nuit, dans cette maison à moitié brûlée, au milieu des visages à demi éclairés, sonne pour lui le glas de la résistance, de la guerre, de nos rêves et de nos discours, de ses petites préoccupations face aux grands changements que devait entraîner notre victoire. Il ne dirait pas que c’est lui qui est vaincu. Ce sont les hommes qui , en lui, se sont défaits — mais en fin de compte il ne faut trop s’en faire pour ça. On peut toujours admettre que la vie est comme ça, c’est la vie des hommes, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre? Brisé par le malheur, jouet de la nécessité, voilà le genre humain, il pourrait le dire lui aussi, maintenant — et, surtout , il ne faut pas trop s’en faire pour ça. Il s’est endormi comme un enfant, le front sur mon épaule. Je ne dors pas. Je veux étendre la main pour, une fois, lui caresser la tête.
  60.     Le matin, une fois séchés, nous nous sommes remis en marche tous les deux. Nous avons repris la route ensemble; à midi nous nous sommes arrêtés quelque part et nous avons partagé nos dernières provisions. Cette fois, c’était la séparation. Lui prendrait à droite, il était tranquille, il connaissait bien le pays. Son pistolet, il le garderait encore, jusqu’à Lamia — une fois dans la ville, il le jetterait: fini tout ça. Moi — il fallait m’y attendre — j’aurais des difficultés dans la suite du parcours. Les Anglais, d’après nos informations, occupaient Pharsale, mais je devais être sur mes gardes de tous côtés, ne jamais rester tout seul: il y a des gens sans foi ni loi, exaspérés, qui traînent sur les grandes routes — oui, comme ceux d’hier.
  61.     — Et tu vas aller les retrouver, eux?
  62.     Je haussai les épaules — évidemment.
  63.     — Moi non, terminé, professeur. Je retourne dans mon village et je ne donne pas un cheveu de ma tête à ceux-là, je ne donne rien pour ça. Salut à toi!
  64.  
  65.  
  66.  
  67.     Peu après, ce fut le commencement des grandes persécutions, des tribunaux, des cours martiales, des condamnations à mort — ce fut aussi le commencement des exécutions. Et ce jeune homme d’Elsiani, mon compagnon de retraite, fut l’un des tout premiers à être fusillé. Il était bien retourné dans son village, il le leur avait dit là-bas aussi qu’il en avait fini avec les histoires de résistance, avec les rêves, qu’il allait s’occuper de ses affaires — et il était resté là-bas à s’occuper de ses affaires. Et puis — c’est ainsi que ça se passait à l’époque — ils l’ont accusé de crimes affreux en décembre — pour cela ils l’avaient amené à Athènes. Et puis — c’est ainsi que ça se passait à l’époque — sans délai ils l’ont mis face au peloton.
  68.     Et voilà que cet homme qui avait tout renié — il l’avait dit aussi au tribunal, il avait juré qu’il n’avait rien fait, il avait pleuré et supplié qu’on ait pitié de lui, il avait fait venir des gens du village qui avaient tout confirmé — voilà qu’au dernier moment, à l’instant de son exécution, il s’élève au-dessus de cette mort inique, il lève la main pour dire adieu à nos rêves brisés, il se redresse et crie — lui! — vive le Front, vive la Résistance…
  69.  
  70.  
  71.  
  72.     Fort de cette connaissance que j’avais de lui, je retrouvais dans son geste ce saut brusque qui avait conduit Iphigénie du fond du désespoir à l’acquiescement, de la mise à mort inique au sacrifice consenti. Et j’ai pensé alors que quelque part là-dedans devait se trouver le chaînon secret qui manque ou qui ne manque pas dans la tragédie. La révolte contre le destin — le voilà le chaînon. Il se trouve dans la victime et s’étend au-delà d’elle, il est solidaire de la vie des autres, de la vie qui continue, et de sa valeur. C’est cela l’acquiescement d’Euripide: un acquiescement suprême qui, après avoir parcouru tout le chemin de la désespérance et du refus, renoue avec les hommes.
  73.     Puisque finalement les dieux les donneront, un jour, les vents favorables — ne serait-ce que pour, une nouvelle fois, s’amuser. Les bateaux des Achéens partiront — voguant loin de cette Aulide. Ils atteindront un jour la fameuse Troie. Les impatients d’Aulide — soudards, devins, populace —, auront enfin la guerre qu’ils ont tellement désirée. Ils remporteront la victoire et ne la remporteront pas — comme il arrive toujours. De toute façon, ils trouveront le moyen de se chamailler pour le butin, les femmes, leur pouvoir de petits chefs, pour les armes d’or, à qui les obtiendra. Ils se déshonoreront par la tromperie, ils se souilleront par le carnage qu’ils ne manquent jamais de commettre — et c’est encore lui qui racontera le carnage dans ses Troyennes. Et ils reviendront un jour de là-bas, éternels vainqueurs éternellement vaincus dans le rien du tout de la destinée humaine — de cette destinée qui fournit le cadre de sa tragédie.
  74.     C’est ainsi, je pense, qu’il l’eût dit lui-même, que ce soit lui ou un autre qui ait écrit la partie finale du sacrifice consenti. Quand on regarde la vie des hommes des hauteurs où il est parvenu, on la voit tout entière insignifiante. On peut la renier — toutes choses rapetissent et s’effilochent. Il a, lui, le courage de la renier. Il ne reste rien.
  75.     Et pourtant il reste quelque chose. Il reste toujours une Iphigénie. Innocente et ingénue, insignifiante, sans intérêt, aussi longtemps qu’elle se trouvera parmi les autres. Et voilà qu’elle ouvre la route, elle, par son sacrifice consenti, à leur expédition victorieuse en terre de Troie. Il reste quelque chose. Ce petit gars innocent d’Elsiani. Voilà qu’il justifie, lui, notre expédition brisée, la Résistance: il est la victime qui nous rachète tous. Par cet ultime salut, il relève toute la Résistance vaincue — que de dures épreuves attendaient.
  76.     Ce fut donc un juste, un très juste sacrifice que celui auquel ils ont consenti, elle et lui, pour une éternelle expédition dans une Aulide toujours nouvelle.
  77.     
  78.                                 ***
  79.  
  80. Dimitris Hadzis (1913-1981), Études —nouvelles déjà publiées et autres, [Spoudès], (1976) [recueil de six nouvelles] [“Keimena”, Athina 1976]:
  81.  
  82.     Saint-Georges -sur la beauté
  83.     Le meurtre d’Isabella Molnár -sur l’art
  84.     Pour des raisons insignifiantes -sur l’amour
  85.     Petit commentaire sur Iphigénie à Aulis -de l’incroyance à la foi
  86.     L’île aride -un magnificat pour les vaincus
  87.     ‘Santa Maria’ -sur la foi
  88.                                 *
  89. Petit commentaire sur Iphigénie à Aulis. Traduction par les participants du cours de grec moderne à Orsay avec l’amicale et précieuse assistance technique de Nicos Goulandris.
  90.  
  91.                                 *
  92.  
  93.                                 Notes:    
  94.  
  95. (*) : Euripide, Iphigénie à Aulis 514.    
  96. (**) : Euripide, Iphigénie à Aulis 302 (“Je garde en moi le souvenir de cette armée”).
  97. (***) : Le “Front national de libération” (EAM).    
  98. (****) : L’ “Armée nationale populaire de libération” (ELAS), branche militaire de l’EAM.
  99.                                 ***
  100.